Le manuscrit de l’appel du 18 juin 1940 est exposé pour la première fois à l’occasion d’une grande vente aux enchères de quelque 370 objets et documents privés du général de Gaulle chez Artcurial, sur les Champs-Elysées, à Paris.
Avant les premiers coups de marteau lundi 16 décembre, ce document original composé de deux feuillets – couverts de ratures et de corrections – est exceptionnellement présenté au public, du 7 au 15 décembre 2024, dans une salle dédiée bien en marge de cette vente intitulée “De Gaulle, une succession pour l’Histoire”.
Un manuscrit exposé pour la première fois au public chez Artcurial, le reportage de Benoît Grossin
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De facture très modeste, les deux feuillets écrits recto-verso montrent comment le général de Gaulle a rédigé avec son aide de camp, le lieutenant Geoffroy Chodron de Courcel, son premier discours radiodiffusé à la BBC dont l’enregistrement sonore n’a jamais été retrouvé, avant qu’il ne soit tapé à la machine par la jeune Elisabeth de Miribel dans l’appartement qu’il occupe près de Hyde Park à Londres.
Ce manuscrit a été immédiatement considéré par le général comme un document historique à “conserver précieusement”, comme le dévoile un texte d’Yvonne de Gaulle sur une de ses cartes de visite exposée aux côtés des feuillets : “Ce manuscrit m’a été remis par le Général, à Londres, le 19 juin 1940. Il m’a dit conservez précieusement ces manuscrits. Si je réussis, ils feront partie du patrimoine de nos enfants.”
Cet appel du 18 juin marque un tournant dans l’œuvre littéraire du général de Gaulle, en constituant “une bascule du militaire vers le politique“.
Entretien avec le docteur en histoire enseignant à Science-Po Paris, Frédéric Fogacci, directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle.
Le manuscrit du 18 juin 1940 ainsi exposé en marge d’une vente aux enchères, c’est du jamais vu ?
L’essentiel des manuscrits ont été gardés par le général de Gaulle. On sait qu’il avait remis assez tôt ce manuscrit à sa femme, en disant qu’il fallait le conserver précieusement et qu’il ferait un jour partie du patrimoine de ses enfants. L’essentiel de ses documents ont été conservés dans un coffre à Chaumont, depuis 1948. Et en fait, à une seule reprise pour une exposition le fils du général de Gaulle, l’amiral Philippe de Gaulle avait accepté dans les années 1980 que ce document soit extrait pour être reproduit, pour donner un fac-similé. C’est ce qui fait que notamment, vous pouvez le consulter sur le site de la Fondation. Mais il s’agit bien d’une reproduction. Moi, je n’ai jamais vu le papier lui-même et je vais profiter de l’occasion pour aller le voir parce qu’évidemment c’est un document qui a une valeur tout à fait particulière.
L’importance de ce brouillon, c’est qu’il y a eu énormément de débats sur le contenu précis de cet appel. On sait que c’est un texte qui a été travaillé, retravaillé, que c’est un texte qui a une longue histoire. On sait également qu’il y a une part de pression politique sur ce texte, qu’il y a une différence entre la version publiée et la version prononcée, puisque le gouvernement anglais est passé par là. C’est un véritable événement justement que de pouvoir contempler ce brouillon.
Il faut imaginer le petit appartement de Seamore Grove, la présence de Geoffroy Chodron de Courcel et surtout les idées qui fusent dans un contexte qui ne cesse d’évoluer. Entre le départ de Bordeaux pour Londres le 17 au matin, l’armistice et le fameux discours de Pétain le 17 à midi et les échanges ensuite avec différents acteurs de la France à Londres, notamment Jean Monnet. Et enfin une forme d’adaptation de circonstance et la volonté de peser sur Winston Churchill pour avoir une voix qui porte. Mais le tout dans un contexte qui est encore nanti de ce que Clausewitz appelle “le brouillard de la guerre”. C’est-à-dire qu’au moment où de Gaulle parle le 18 juin, il n’a absolument pas toutes les données du problème dans les mains. Et sa grande question en particulier, c’est de savoir si certains chefs plus gradés que lui de l’armée française vont accepter de continuer la lutte puisqu’à ce moment-là, il n’est somme toute que général de brigade à titre temporaire depuis la fin du mois de mai. C’est-à-dire qu’il peut à ce moment-là imaginer que des généraux avec plusieurs étoiles, des animaux vont éventuellement poursuivre la lutte. Ce qui est essentiel par ailleurs dans ce texte, c’est que de Gaulle y déploie une vision, une analyse de la défaite et c’est sans doute ce qui lui donne tout son prix.
“De Gaulle répond à la déclaration de Pétain du 17 juin 1940, avec cet appel du 18 juin que peu de gens ont entendu mais qui a été repris dans la presse. Et c’est en le condamnant que le gouvernement de Vichy a fait connaître son existence à beaucoup de Français” : Frédéric Fogacci, directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle
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Ce texte a été écrit dans un contexte très particulier ?
Ce texte a été écrit à une période où de Gaulle se trouve véritablement à la croisée des destins. C’est un texte qui vient de loin, de très loin, de l’histoire de de Gaulle lui-même. Et c’est en même temps un texte qui répond à une situation de crise extrêmement aiguë. De Gaulle peut l’écrire parce qu’il y a toute une réflexion, toute une analyse sur l’infériorité technologique de l’armée française qu’il développe depuis les années 1930, qui rendent son propos immédiatement convaincant. Convaincant parce que cohérent. C’est ce qu’il répète en fait, depuis des années, en écrivant “nous avons été, nous sommes submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne de l’ennemi. Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars des avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer”. C’est ce qu’il disait déjà au début des années 1930. Mais en même temps, il y a un aspect viscéral, un aspect d’appel et puis surtout une vision géopolitique. C’est ça qui est assez étonnant.
Ce qu’il n’y avait pas encore chez de Gaulle dans sa pensée, c’est la prise en compte de la dimension mondiale du conflit. De Gaulle était un Européen. En dehors de deux années au Liban, il n’a jamais mis les pieds hors d’Europe avant 1940. La première fois où il ira sur le continent africain, ce sera en septembre 40, lors de l’opération de Dakar. Et pourtant, il y a dès cet appel l’intuition que la guerre va devenir mondiale. C’est comme s’il inventait à ce moment-là un autre aspect de sa pensée, une dimension géopolitique et plus seulement militaire qui lui donne évidemment une ampleur supplémentaire.
Le manuscrit de l’appel du 18 juin est exposé en marge d’une vente aux enchères de documents et objets privés du général de Gaulle : visite avant cette vente qui se tient le 16 décembre 2024 chez Artcurial, avec le commissaire-priseur Stéphane Aubert
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Comment analysez-vous l’écriture de cet appel du 18 juin et comment s’inscrit-il dans l’œuvre littéraire du général ?
C’est un texte viscéral parce qu’il y a une forme de lyrisme qui apparaît. Si on compare avec l’appel de Savigny-sur-Ardres qui date d’un peu moins d’un mois auparavant, de Gaulle était un analyste militaire. En écrivant “Le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non !”, de Gaulle ne parle plus en analyste militaire. Il n’est plus seulement un analyste du conflit. Il essaye effectivement de montrer une espèce de foi, une espèce de réflexe presque physique. Et le choix des mots, justement, est extrêmement important. Le fait qu’il répète que “la France n’est pas seule”, qu’il répète trois fois également, c’est un style scandé en fait, presque oral qui finalement touche énormément les gens.
Mais en même temps, c’est l’épure. C’est-à-dire que c’est un texte dans lequel de Gaulle fait tenir l’essentiel de sa pensée militaire et géostratégique, à la fois passée et à venir. On découvre des termes que de Gaulle a déjà employés. “La force mécanique, terrestre et aérienne” qu’il met en exergue dès le début du deuxième paragraphe sont des termes qu’il employait déjà dix ans auparavant quasiment dans son ouvrage de stratégie militaire Vers l’armée de métier. Il redoutait justement et essayait de faire prendre conscience aux Français de l’espèce de machine de guerre technologique que les Allemands étaient en train de mettre en place.
Mais enfin, ce qui est essentiel, c’est aussi quelque part le grand large, c’est-à-dire le fait que sa pensée s’envole aussi, qu’il commence à parler de l’empire de la France, en écrivant “un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique”. Lui qui jusqu’ici était un Européen, lui qui jusqu’ici avait le nez un peu rivé sur la frontière franco-allemande. On voit qu’à travers ce terme, sa pensée s’élargit. C’est le début en quelque sorte de ce départ vers le grand large qui sera fondateur pour la France libre et qui, au-delà de la guerre, sera fondateur dans la conception que de Gaulle se fait de la place de la France dans le monde. Ce texte est émouvant parce que de Gaulle dépasse certaines limites. Dans le contexte épouvantable de crise et d’angoisse viscérale qui règne à ce moment-là, il se réinvente. Et c’est sans doute ce que sentent les hommes qui l’entendent à ce moment-là : sa capacité à se réinventer, sa capacité à remettre à la fois de la raison dans une situation où, objectivement, il n’est pas raisonnable d’espérer et en même temps, sa capacité à donner un chemin, un cap et donc à créer véritablement de l’espérance.
C’est un manuscrit très raturé, qui est beaucoup repris ?
Tous les textes du général de Gaulle sont repris. Il n’écrivait que très, très rarement du premier jet. Il y a toujours eu chez lui cette espèce de rage justement de procéder, de cette volonté de se reprendre. Et on voit en fait que le texte aurait pu être en fait tout à fait différent. Il parle par exemple du “gouvernement qui agit dans l’angoisse”. Ce terme d’angoisse, il est profondément gaullien. Et pourtant, il est raturé, parce que de Gaulle ne veut pas justement donner trop prise au sentiment et qu’il décide donc de revenir à la base, c’est-à-dire à l’essence même, à l’épure de son message politique.
Il est raturé parce qu’il y a une volonté d’être le plus clair possible. L’appel du 18 juin est un texte auquel il serait excessivement difficile de retirer un mot, de retirer une phrase. Tout est balancé, tout est calculé. Et on voit que ce que de Gaulle a fait lors de l’écriture, c’est quelque part enlever le gras, aller en permanence à l’essentiel, tout simplement : donner une vision aussi pure que possible de ce qu’est son message, de ce qu’est sa pensée et répondre à la question que les Français se posent alors, c’est-à-dire pourquoi continuer la guerre ?
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Quels mots ou quelles phrases ont été censurés par les Britanniques ?
C’est surtout le début et le regard posé sur le gouvernement français sur lequel les Britanniques vont peser. Et c’est sans doute dans ce domaine-là qu’il y a le plus d’écart entre la version que de Gaulle a écrite et la version qui a été prononcée. Ce sont surtout les deux premières phrases de l’appel sur lesquelles les Britanniques ont pesé. Leur souci absolu, c’était que rien d’irrémédiable ne soit prononcé contre le gouvernement du maréchal Pétain qui allait entrer en négociation d’armistice avec les Allemands. Les Britanniques sont alors extrêmement soucieux que le gouvernement de Pétain ne soit pas ouvertement accusé de trahison. De Gaulle parle d’un gouvernement qui “s’est mis en rapport avec l’ennemi” dans sa première version. Et vis-à-vis de ça, les Britanniques vont évidemment peser contre.
Si on regarde ce qu’on imagine être la version prononcée et ce que de Gaulle ensuite a publié, on voit que le trait a été adouci : “Le gouvernement français a demandé à l’ennemi à quelle condition honorable un cessez-le-feu était possible” est très, très différent de “Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement” et “Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat”. Les Britanniques avaient peur qu’il braque trop la relation avec le gouvernement de Pétain. L’obsession des Britanniques, c’est le sort de la flotte dans les négociations de l’armistice, puisque cette flotte française, si elle est mise au service des Allemands, cela peut rendre concret une menace d’invasion du territoire britannique. Et puis surtout, cela peut contribuer à une remise en cause beaucoup plus dangereuse de la supériorité navale des Britanniques.
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Cet appel du 18 juin, ce manuscrit marque un tournant dans l’œuvre littéraire du général de Gaulle ?
Dans le style, on a déjà des fulgurances qui sont présentes dans La France et son armée qui date de 1938 et dans Vers l’armée de métier qui date de 1934. Mais c’est surtout que de Gaulle est un écrivain militaire avant cette date et que l’appel du 18 juin, c’est la bascule du militaire vers le politique. C’est-à-dire que de Gaulle parle au nom de la France, que désormais il pense en termes de géopolitique et qu’il s’extrait assez franchement d’une conception technique ou technicienne du combat qui avait quand même dominé ses premiers écrits.
L’appel du 18 juin n’est pas seulement le texte d’un écrivain militaire ou d’un militaire écrivain. C’est déjà plus que ça. Et c’est le moment où de Gaulle se met à parler de la France, d’une forme de génie français qui n’est pas que militaire. Et puis surtout, de Gaulle commence à embrasser, avec l’appel du 18 juin des thématiques : la place de la France dans le monde, le rôle des empires, la dimension mondiale du conflit. Je dirais que la pensée du général de Gaulle et son style du coup s’élargissent, même s’il y a déjà des fulgurances de style dans les écrits des années 1930 qui méritent d’être relus. Et cela annonce le ton des Mémoires de guerre.
À partir du 18 juin 1940, de Gaulle n’est plus le même homme. Sa mission n’est plus la même. Et du coup, sa manière de s’exprimer au nom de la France fait qu’il entre forcément dans un nouveau stade de sa carrière militaire, politique et par conséquent littéraire. Parce que, évidemment, en juin 1940, la principale arme dont de Gaulle dispose alors, ce sont des mots. Ensuite vont venir, évidemment, les Français libres et les armes.
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