Et oui qui dit Nouvel An dit nouvelles lectures avec un S conséquent, puisqu’en cette rentrée paraissent des dizaines de nouveaux livres, et j’aborde l’ascension par son versant doux : avec le nouveau récit de Jean Rolin, tout juste paru chez POL, qui s’appelle “Tous passaient sans effroi”.
Un livre qui raconte de multiples traversées des Pyrénées dans les années quarante, celles que des résistants, des soldats britanniques, des Juifs et autres persécutés par le régime nazi entreprirent pour rallier l’Espagne libre. Des traversées que le narrateur documente en se rendant sur place, et en tentant lui-même l’ascension des cols, en puisant dans les lieux, leur description minutieuse et empathique, une capacité à faire histoire.
“Tous passaient sans effroi” est une citation d’Alfred de Vigny, extraite du célèbre Cor lui-même inspiré au poète alors qu’il séjournait dans les Pyrénées. En fait d’effroi, les personnages qui défilent dans le livre en ont certainement ressenti, alors qu’ils traversèrent la montagne, parfois au risque de se faire prendre par des patrouilles allemandes, abandonner par des passeurs peu scrupuleux, ou de mourir de faim, de froid, ou d’épuisement.
Poésie des lieux
C’est une sorte d’hommage que Jean Rolin rend à une poignée d’entre eux, dans un livre qui commence modestement par le compte-rendu de ses propres tentatives personnelles – compromises par l’âge, par une crainte de la fatigue et une paresse à l’effort qu’il confesse volontiers – il prévoit d’accompagner une première randonnée-hommage seulement jusqu’au premier pique-nique. D’ailleurs ne raconte-t-il pas d’emblée sa rencontre chemin faisant avec un certain Francis, qui lui raconte un projet de livre incroyable aux rebondissements et aux personnages formidables, comme pour malicieusement diminuer son propre travail. Ces premières pages en forme de modeste carnet de bord de boomer en goguette sont une sorte d’entourloupe burlesque, qui bien vite s’étoffe d’anecdotes, de recherches et de personnages divers, certains anonymes, d’autres bien connus. Jean Rolin regarde passer dans les hôtels, sur les ponts, dans les rues et les chemins de jeunes soldats britanniques en fuite après que leur parachute les a trimballés dans des fermes ou des champs de la France occupée, des étudiants rouges qui rejoignent Casablanca et la résistance, Alma Mahler, qui transporte avec le strict nécessaire à la traversée une partition de la troisième symphonie de Bruckner, Walter Benjamin, qui se suicide alors qu’il pense être pris, ou encore un certain Jean-Pierre Grumbach, qui prendra ensuite le nom de Melville, et deviendra le grand cinéaste que l’on sait. Grumbach dont le frère est mort dans cette même traversée des Pyrénées, dans des circonstances troubles qui mènent à un procès en 1952 et donnent des allures de thriller au livre de Jean Rolin.
Jean Rolin parvient à faire de cette matière par ailleurs très documentée, sur-chargée de récits et de mythologies, un récit très émouvant, davantage par exemple – j’y ai souvent pensé à la lecture, que le précédent d’Hervé Le Tellier qui procédait un peu de la même idée : partir du très singulier destin de quelques combattants ou résistants pour tenter de comprendre ce que c’était alors que l’engagement. Jean Rolin parvient davantage que son collègue à articuler l’intérêt historique et la puissance romanesque, et à rendre opérants les parallèles qu’il esquisse plus subtilement avec notre époque. Ça tient, je crois à sa maîtrise littéraire de l’appréhension des lieux, lui qui aime tant les ponts et tout ce qui se traverse, que ce soit pastoralement beau comme les prairies du Sud-Ouest ou moins évidemment agréable comme les zones industrielles et commerciales qui entourent Paris. Que des marmottes y circulent ou que des Carrefours Market s’y installent, cela révèle l’âme d’un lieu. Et c’est en s’en rapprochant au plus près, en connaissant ses habitants – humains, animaux et végétaux – que l’on peut faire vivre leur histoire.