L’édito de Charles Pépin
J’aimerais ce matin vous raconter l’histoire d’une jeune fille, une jeune ado qui aimerait rencontrer la beauté des tableaux. Elle essaie plein de trucs, mais rien n’y fait, un tableau ne la touchera jamais comme de la musique ou un paysage. Elle essaie de combler ses lacunes en histoire de l’art, mais ça ne marche pas, elle a beau savoir que Courbet, c’est la naissance du réalisme, elle n’en devient pas pour autant sensible à la beauté d’Un enterrement à Ornans. Elle tente d’écouter les guides, mais chaque fois son attention est attirée par autre chose – comment le guide prend la parole, comment il est habillé ? – et puis le simple fait d’être dans un groupe, ça la gêne déjà. Elle essaie de ralentir, car on lui dit qu’elle est trop speed, mais ça marche aussi bien que lorsque son ostéopathe lui dit de se détendre, elle essaie d’aller voir les tableaux qu’on lui a indiqués – un autoportrait de Rembrandt, un dripping de Pollock… – mais chaque fois elle est déçue, ça ne correspond pas ou, pire, ça correspond trop…
Et puis un jour, tout change. Elle comprend un truc… Il n’y a rien à faire, rien à penser, rien à savoir, enfin peut-être pas, mais en tout cas, c’est moins une question de connaissance qu’une question de présence. Être là devant la toile, en sa présence. En l’occurrence : une toile de Frida Kahlo : « The Frame », « Le cadre ». Et là ça se passe. Ça passe à travers elle. Ça y est. Elle a le truc. Le truc, c’est qu’il n’y a pas de truc. Elle se laisse traverser. La présence des couleurs et des formes intensifie sa présence à elle-même. Sa présence à son corps, à son esprit, au monde. C’est magnétique, électrique, chamanique ? Elle n’a pas les mots, mais elle a l’émoi. Est-ce qu’elle est en transe ? Est-ce qu’elle pense ? Est-ce qu’elle danse ? Est-ce que quelque chose danse en elle ? La souffrance de Frida Kahlo, sa souffrance et sa joie aussi, tout est là maintenant qu’elle a ouvert les yeux, tout est là dans son corps et son âme d’ado maintenant qu’elle a ouvert les yeux, maintenant qu’elle a appris à voir. « C’est beau, putain c’est beau », et elle parle autant de Frida Kahlo que de ce qu’elle sent en elle, elle parle autant de Frida Kahlo que de cette vie qu’elle sent en elle – cette vie soudainement agrandie.
Pour en parler ce matin, j’ai la joie de recevoir quelqu’un dont c’est le métier, de nous apprendre à voir. Historien d’art et écrivain, auteur d’un roman événement vendu à des centaines de milliers d’exemplaires, traduit dans le monde entier et bientôt adapté au cinéma, Les yeux de Mona, sorti chez Albin Michel, Thomas Schlesser est avec nous ce matin sous le soleil de Platon, ou plutôt celui de Botticelli, de Cézanne, de Georgia O Keefe, de Rosa Bonheur, ou de Pierre Soulages et avec lui, nous allons nous demander comment on apprend à ouvrir les yeux, comment on apprend à voir.
Les yeux de Mona, beauté et sagesse dans l’art
Dans ce livre, une jeune fille qui s’appelle Mona a un problème de vue. Elle risque de perdre la vue et elle doit aller voir un pédopsy. Ses parents ont confié la mission de l’accompagner à son grand-père. Mais ce grand-père a une excellente idée. C’est de l’emmener plutôt au musée, en lui montrant une œuvre par semaine, comme l’auteur l’explique : “Ce grand-père se dit que si d’aventure elle devait plonger malheureusement, tragiquement, dans l’obscurité à jamais, eh bien, elle aurait le souvenir des choses les plus belles que l’humanité peut produire en allant au musée régulièrement et en s’immergeant, en s’impliquant dans un tableau, une sculpture, une photographie, une fois par semaine.”
Dans le chemin, à chaque fois, il y a donc une œuvre par semaine, et puis il y a une sagesse de vie qui est associée à chaque œuvre. Pour la Joconde, c’est “Souris à la vie”. Pour Rembrandt, “Connais-toi toi-même”. Pour Watteau, “En toute fête, sourd une défaite”. Pour Friedrich, “Ferme l’œil de ton corps”. Pour Courbet, “Crie fort et marche droit”. Pour Rosa Bonheur, “l’animal est on égal”. Pour Kandinsky, “Trouve le spirituel en chaque chose”. À la suite de chacune des leçons de vie, Mona, d’une manière plus ou moins directe, va l’appliquer dans un substrat qui est plus romanesque, plus fictionnel, avec un récit de vie.
L’invité explique pour la première fois pourquoi il a choisi de prénommer Mona ainsi : “Si Mona s’appelle Mona, c’est précisément pour la monade de Leibniz. C’est l’idée qu’il y ait son être comme une petite unité en soi.”
Apprendre à voir
Apprendre, est-ce que ce n’est pas aussi toujours apprendre à voir avec les yeux des autres ? Dans ce livre, c’est l’œil du grand-père, mais aussi avec les yeux des morts, quand l’artiste est mort, mais aussi peut-être avec les yeux de tous les autres qui ont vu le tableau auparavant dans le musée et qui peut-être aussi sont morts.
On est ensemble, même quand on est seul devant un tableau, comme l’indique Thomas Schlesser : “Il y a quelque chose de profondément politique et de joliment politique dans le fait de tous regarder et de partager ce que nous regardons.”
Pour lui, les œuvres nous composent en tant qu’êtres
Nous avons tous en nous-mêmes, sans forcément en avoir pleinement conscience, des réseaux d’images, d’images que nous aimons, qui sont à l’intérieur de nous-mêmes. Notre esprit est quelque peu limité sur le plan des représentations abstraites, donc ce sont des images qui sont souvent très parcellaires. Mais elles nous habitent, elles sont là, avec un regard, une couleur, une composition. Et pour notre, elles nous composent en tant qu’êtres.
Le peintre allemand Caspar David Friedrich dit : « Ferme l’œil de ton corps », ce qui peut être compliqué à comprendre. L’invité explique : “Il dit de fermer l’œil du corps pour ouvrir l’œil de l’esprit. Ça signifie qu’aux yeux de Friedrich, c’est la façon dont l’environnement visuel nourrit nos sensations intérieures et pas simplement elles, également notre intellect, notre mémoire, c’est-à-dire tout ce qui est d’ordre cérébral, qu’il ne faut pas oublier, c’est cette façon dont en fait les deux interagissent, qu’il s’agit d’aller trouver en soi-même, en méditant sur son intériorité pour ensuite le retranscrire sur la toile.” Il ajoute : “Quand un spectateur, quand quelqu’un, homme ou femme, enfant ou vieillard, est devant une de ces œuvres, il la regarde et ensuite lui-même ferme les yeux pour aller chercher dans son intériorité ses propres images et ses propres sensations.” Pour lui, le bien, le beau et le vrai finissent par se confondre.
À écouter
“La Mer de glace” (1824) Caspar David Friedrich
L’Art est la matière
Hören Sie später zu
Programmation musicale
- Bob Marley – Three little birds – 1977
- Laura Cahen – Les astres – 2024
Pour aller plus loin
Les Yeux de Mona | Éditions Albin Michel